#31

Le passage le plus près après celui du marché – qu’il préféra éviter – était à plus d’une heure de métro. Pierre eut cette fois beaucoup de mal à trouver l’entrée. Le quartier était très touristique, plein de boutiques et de restaurants. Après en avoir fait le tour, il dut se résoudre à visiter l’intérieur des bâtiments, car rien n’était visible à l’extérieur.

Il finit par trouver une porte verte, marquée du symbole de la Zone, au fond d’un restaurant japonais. Pour ne pas attirer l’attention, il fi glisser son pass dans la fente de la manière la plus nonchalante possible, comme s’il allait aux toilettes adjacentes. La porte s’ouvrit sans problème, et il entra dans le passage, similaire aux autres.

Pendant le trajet, il avait tenté de s’imaginer à quoi pouvait ressembler une révolte dans le monde des rêves. Il avait envisagé des dizaines de scénarios, mais tous étaient loin de la réalité.

A première vue, rien n’avait changé. Des gens passaient dans la rue, toujours aussi captivés par les écrans, omniprésents. Ceux-ci diffusaient toujours en continu toutes sortes de programmes. Tout était calme.

Pourtant… il y avait bien moins de monde que dans son souvenir. Et à bien regarder, les émissions diffusées parurent à Pierre encore plus étranges que la dernière fois. Rien ne s’y passait de la manière attendue. Le décor d’un soap opera prenait feu; l’invité d’un jeu télévisé disait des choses intelligentes; les voitures d’une course automobile tombaient en panne d’essence; le journal télévisé n’annonçait que des bonnes nouvelles.

Pierre fit le tour de la zone, et ne trouva pas d’autre signe de la révolte. Il décida alors d’explorer – enfin – le parc.

C’était une zone de verdure très aménagée et balisée. Il y avait un bassin, où des petits bateaux naviguaient seuls. Sur certaines pelouses, quelques personnes étaient assises ou allongées, les yeux tournés vers l’arbre central.

C’était un magnifique hêtre, qui surplombait tous les autres arbres du parc. En soi, l’arbre lui-même était une merveille, au moins millénaire, alors que très peu d’arbres avaient survécu à la Grande Anomalie. Mais le plus surprenant était que l’arbre était une sorte d’écran gigantesque. Chaque feuille diffusait une fraction d’une grande image, qui s’animait sur le feuillage entier. Et l’arbre paraissait générer son propre film, en parfait relief. Tour à tour, c’étaient des visages qui apparaissaient, des paysages qui se dévoilaient, des animaux qui couraient. Comme s’ils avaient été en chair et en os. C’était un spectacle grandiose, mais qui restait très abscons pour Pierre.

Il resta une demi-heure, à contempler ce prodige, puis se ressaisit et repartit en quête de la révolte mystérieuse. Ce fut dans la galerie commerciale qu’il la trouva. Et il n’aurait jamais pu imaginer ce qu’il allait découvrir.

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#32

Le centre commercial avait été totalement transformé en quartier général. Mais il ne s’agissait pas de barricades, ni d’armement – de telles choses ne semblaient pas avoir cours ici. Non : il y avait de nombreux « stands » aménagés avec les moyens du bord, où des personnes en costard-cravate élaboraient des plans et des scénarios farfelus. Le bâtiment grouillait comme un ruche. Tout était en grand désordre, et des colonnes de caisses et de papier s’élevaient contre les parois, menaçant de s’écrouler à tout moment. Pierre se demanda comment ce lieu avait pu changer autant en deux mois.

Il s’enfonça dans les profondeurs de la galerie, suscitant des regards surpris et des commentaires inaudibles. En passant devant un ancien magasin de literie, il entendit des voix. Dont une qu’il reconnut. Il entra.

Une assemblée silencieuse écoutait un discours stratégique tenu par quatre personnes sur une estrade. Parmi elles, Pierre reconnut Lena. Elle aussi le vit, se figea un instant, puis reprit son discours, troublée.

Il était question des rêves, qu’il fallait saboter, en somme; d’une administration qu’il fallait saturer de demandes inutiles; et d’une oligarchie lointaine qu’il fallait renverser. Tout cela pour obtenir une meilleure répartition des rêves et des cadences. C’était donc ça, la révolte, pensa Pierre.

A la fin de l’exposé, Lena se dirigea vers lui.

–C’était donc toi… dit-elle

– Euh, ben… j’ai fait quoi ?

– Rien. Enfin, si, tu es entré dans la zone par hasard, sur mes pas, et tu as obtenu le droit d’y retourner – je me demande bien comment.

– A vrai dire, moi aussi…

– Oui, je sais, tu ne te souviens de rien, ma sœur m’a expliqué.

– C’est ta sœur, cette… Magda, c’est ça ?

– Oui. Je te raconterai tout ça plus tard. En attendant, le créneau horaire topolonique va bientôt se terminer. Je dois encore faire des choses.

Elle passa à plusieurs stands, approuva des plans étranges, discuta certains scénarios, encouragea certaines personnes. Puis l’écran central s’éteignit, et les gens partirent.

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#33

Il ne restait plus que Pierre et Lena dans la Zone.

– Je ne comprends pas bien… Pourquoi suivent-ils toujours les mêmes créneaux horaires, s’ils se révoltent ?

– Eh bien… Ce monde est gouverné par une mécanique extrêmement forte, qu’il est dangereux de contredire. Par ailleurs, amener le rêveur à agir involontairement contre l’oligarchie est plus efficace pour la révolte. Les dix milliards d’habitants de la Terre doivent recevoir leurs rêves à temps : il faut une discipline de fer et des milliards de personnes pour les produire, en permanence. Imagine qu’un rêveur se retrouve seul au milieu d’un décor inachevé, sans personne pour le guider. Il risquerait de se blesser, de devenir fou ou même de pénétrer dans les coulisses. Ce qui mettrait ce monde en péril. Les rêves doivent être produits coûte que coûte. Parfois, il arrive qu’un même rêve soit « rediffusé », ou fasse intervenir plusieurs personnes – mais c’est rare. Plus fréquentes, les nuits sans rêve permettent un peu plus de souplesse dans l’organisation de ce monde. Ainsi, tout le monde a droit à quelques heures de repos, régulièrement, dans un zone topolonique – il y en a plusieurs. Mais c’est tout…

– D’accord… Et l’oligarchie, quelle rôle a-t-elle ? Pourquoi ne fait-elle rien contre cette révolte ?

– Elle a obtenu, par un moyen inconnu, un contrôle partiel du mécanisme gouvernant ce monde, et ne s’affecte que les rêves des personnalités. Plusieurs cercles de « connaissances » bénéficient aussi d’horaires plus légers, et de rêves plus intéressants. « Le peuple » récupère des rêves de « seconde zone », doivent fournir un travail plus dur, dans des lieux souvent repoussants. C’est contre cela que la révolte s’élève. Ce monde est immense, l’oligarchie n’est pour l’instant au courant de rien. Le bruit de la révolte se répand lentement, car les communications entre personnes n’ont lieu qu’au cours des rêves et des périodes de repos. Mais la révolte gagne quand même du terrain, et bientôt, l’oligarchie saura… Elle tentera de contrer la révolte, par un moyen ou par un autre, puisque l’action « directe » sera difficile, vu la structure de ce monde… Et il n’y a pas de force de maintien d’ordre, ici.

– Et comment comptez-vous la renverser ?

– D’abord, la fragiliser, en manipulant les rêveurs pour endommager les structures essentielles de ce monde, et les faire échapper aux scénarios qui leur étaient destinés. Ensuite, paralyser la gigantesque administration pour que les informations s’y perdent. Enfin, parvenir à s’introduire dans le rêve d’une personnalité, via les brèches créées. Ce sera le seul endroit où on pourra accéder à coup sûr à l’oligarchie, ou à leurs cercles rapprochés. Mais avant, il faudra comprendre la répartition des « salles de rêves » pour savoir où frapper.

– Vaste programme !

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#34

Lena laissa Pierre pour faire quelques préparatifs du lendemain. Il avait des tas de questions à lui poser, mais il ne parvenait pas bien à les ordonner.

Il se promena un peu, perdu dans ses pensées. Retrouver Lena, ici, dans un tel rôle, c’était quand même incroyable ! Enfin… s’il avait été dans un de ces antiques films américains, il aurait probablement dit d’une voix virile « Je ne crois pas aux coïncidences ». Le destin semblait vraiment vouloir les rapprocher.

Il finit par se diriger vers l’entrée du passage qu’il avait pris à l’aller, quand il croisa quelqu’un. Petit, comme tous les habitants de ce monde, il portait un vêtement de travail kaki, une écharpe jaune, et transportait une caisse à outils, et une grande perche. Ses cheveux frisés, marron foncés, avaient une étrange forme en V.

– Bonsoir ! dit-il

– Bonsoir, répondit Pierre. A qui ai-je l’honneur ?

L’homme sourit.

–  Oh, je ne suis qu’un rebooteur. Celui qui efface les traces des aventures passées.

– C’est-à-dire ?

– Eh bien, c’est moi qui remets les mécanismes des énigmes à leur position initiale, referme les portes, efface les traces de pas ou dissipe les odeurs. On ne me voit jamais, et pourtant je suis là, pour que vous puissiez recommencer sans vous rendre compte de rien…

– Vous effacez les mémoires ?

– Oh, non ! Ce n’est pas mon travail. Moi, je réinitialise. Les éboueurs vident les poubelles, moi, je remets à zéro. C’est important, vous savez. Que diriez-vous si, quand vous recommencez un jeu, tous les mécanismes étaient déjà enclenchés par un autre joueur ? Il n’y aurait plus d’intérêt. Eh bien moi, je m’occupe de ça. Et d’autres choses.

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#35

Drôle de bonhomme, pensa Pierre. Enfin, il sortit deux heures après la fin du créneau horaire. Il acheta de quoi manger, qu’il grignota dans le tramway.

Au milieu du trajet, il reçut un message de l’université. Les mains moites, il le consulta. Il était reçu à son examen final.

Pierre était heureux. Il avait travaillé dur plusieurs années pour suivre ces études, et il en était arrivé au bout. Il avait vu plusieurs de ses amis abandonner, ou être refusé en année supérieure, et il était passé entre les mailles du filet. Désormais, il allait être plus libre.

Ce qu’il ressentait était très étrange, très personnel, et difficilement descriptible. Une partie de son esprit seulement se rendait compte de ce que cela signifiait. Il n’avait envie ni de sauter de joie, ni de crier. Il était simplement heureux.

Il changea son itinéraire, et descendit droit vers la mer. Il ressentait un profond besoin d’être seul, loin de toute personne qui puisse troubler son bonheur.

Il s’avança sur une jetée déserte, battue par le vent. Seul le bout de la jetée était protégé par les vagues, qui offraient donc un rempart naturel à tout « intrus » potentiel. Le soleil couchant l’éblouissait, et le vent, très fort ce jour-là, l’assourdissait. C’était exactement ce qu’il recherchait. Personne ne pourrait l’entendre.

Alors, dirigé face au vent, il cria. Mais non, ce n’était pas ce qu’il voulait vraiment, en fait, et il ne savait quoi crier. Alors il se mit à chanter, à pleins poumons. C’était probablement disharmonieux et faux, mais peu importait. Le vent chargé d’embruns lui brûlait le palais, mais ça lui faisait du bien. Il se vidait de tout ce qu’il avait sur le cœur, se libérait, seul face à la mer.

Il resta là un bon moment, jusqu’à ce qu’il se sente vraiment vide. Entre temps, le soleil s’était vraiment couché, et il faisait frais. Il rentra en faisant la plus grande partie du trajet à pied.

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#36

Pierre sortit de son sommeil sous plusieurs épaisseurs de couvertures. Il était sous une tente, et un vent glacial y pénétrait par les interstices du tissu. Il se dépêcha d’enfiler les vêtements chauds qui étaient posés à côté de lui. Il sorti ensuite de la tente.

Il était au sommet d’une montagne enneigée. Le soleil venait de se lever, et la vue était magnifique. La montagne surplombait les nuages et projetait son ombre majestueuse sur la couche de brouillard qui s’élevait de la vallée.

Il vit un groupe de personnes assises autour d’un feu, en contrebas. En s’approchant, il reconnut le cerf de la fin de la vidéo, et la robe rouge de Magda.

– Bonjour ! dit-il

– Bonjour ! répondit le cerf. Voulez-vous du thé ?

– Volontiers ! Il ne fait pas très chaud, par ici.

– Et encore, le soleil s’est levé ! s’exclama Magda.

Pierre prit la tasse que le cerf lui tendit. Il le but à petites gorgées. Le thé était brûlant, mais ce n’était pas désagréable.

– Magda, je me demandais… Pourquoi, dans la vidéo, apparais-tu en louve, et ici en humaine ?

– Lance un enregistrement audio sur ton portable. Ca m’évitera d’avoir à me répéter tous les soirs…

Pierre s’exécuta.

– Eh bien, les habitants de ce monde sont des animaux anthropomorphes, comme tu as pu le constater. Sauf dans les quartiers topoloniques, où la proximité du monde réel leur donne une apparence humaine. Dans les rêves, ils sont normalement invisibles, et le cerveau les remplace par des personnes croisées dans le monde réel, s’il le peut. C’est d’ailleurs réciproque : eux-mêmes ne nous voient pas forcément. Mais tu as suivi un rituel d’entrée dans ce monde qui t’a donné un avatar « onirique », qui est une chèvre. C’est grâce à cela que tu peux voir les habitants de ce monde tels qu’ils sont, et qu’ils peuvent te voir. Quant à moi, je suis dans la même situation que toi : étant humaine, tes yeux voient ma forme « naturelle ». Ce n’est pas le cas de ton téléphone, qui voit ce que les gens d’ici voient : nos avatars oniriques – une louve, pour moi. C’est clair ?

– Euh, à peu près… mentit Pierre

– Tant mieux, car il faut qu’on parte.

Ce cerf et d’autres hommes-animaux avaient rangé le camp pendant la discussion. Ils émirent un cri étrange, et des griffons apparurent.

Magda monta sur l’un d’eux avec aisance, et tendit la main à Pierre.

– Viens, monte ! N’aie pas peur !

Pierre eut beaucoup de mal à s’installer sur l’oiseau, ce qui fit rire Magda. Heureusement, le griffon était très docile…

Ils décollèrent en groupe. C’était très impressionnant, cette sensation d’envol.

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#37

– Où va-t-on ?

Avec le vent, il devait crier pour se faire entendre.

– Vers la bordure de cette zone à rêves. C’est le seul endroit où on sera temporairement à l’abri. L’équipe normalement dédiée à produire tes rêves nous poursuit pour récupérer ton émetteur. Mais pour quitter cette « scène », il leur faudra des autorisations très longues à obtenir. Autorisations dont nous nous passerons.

Le vol était assez agréable, au fond. Passées les premières frayeurs, il se détendit un peu, et se rendit compte qu’il avait les bras solidement enroulés autour de la taille de Magda. Il était un peu gêné, mais n’osait pas la lâcher.

– Lena, c’est ta sœur, donc ?

– Oui…

Elle ne put pas continuer. La mer de brouillard au-dessus de laquelle ils volaient s’était lentement élevée, et s’approchait dangereusement de leur groupe. La surface s’anima soudain, et un poisson de brume sauta hors de la nappe de nuages. D’autres apparurent, qui semblaient vouloir s’en prendre aux griffons.

Ils tentèrent de s’élever, mais ils étaient à l’altitude limite que les griffons pouvaient atteindre. Finalement, le grand cerf cria :

– On plonge !

Aussitôt, Magda fit un geste des bras, et l’oiseau partit en piquet dans la brume.

Pierre sentit une poussée d’adrénaline monter en lui. Il était en chute libre, et s’attendait à heurter le sol à tout moment. Il ne voyait absolument rien autour de lui, mais sentait des coups de griffe lui lacérer la peau. A travers le vent qui sifflait dans ses oreilles, il lui sembla entendre des cris qui lui glacèrent le sang.

Brusquement, une paroi montagneuse sortit d’une nappe de brouillard, droit devant eux. Magda réagit aussitôt en redressant et freinant le griffon. Ils frôlèrent la montagne de très près. Pierre n’avait jamais eu aussi peur de sa vie.

Ils repartirent en direction du sol, mais plus doucement. Le danger était loin, maintenant. Ils finirent par atteindre le dessous de la nappe de brume. Ils se posèrent à la bordure d’une forêt, puis se cachèrent dans les bois.

– Bon, on a perdu les autres. Ca va ? demanda Magda

– Un peu secoué…

– Si tu veux en arrêter là pour aujourd’hui, pince-toi. Je continuerai avec ton émetteur, ce sera plus pratique.

– Pourquoi attendez-vous à chaque fois mon réveil ?

– Branche ton téléphone – Pierre s’exécuta. Nous ne contrôlons pas le moment exact où tu apparais dans ton rêve. Tout au plus pouvons-nous grossièrement savoir la période. Et il faut que tu te réveilles dans de bonnes conditions, puisque nous ne savons pas quelle sera ta position. Imagine un réveil allongé sur le dos, en travers du griffon… Pas génial, non ?

– Oui, en effet. Par contre, on peut contrôler ma sortie, c’est ça ?

– A peu près. L’expression « pince-moi je rêve » est assez sensée, en fait.

– Bon, ben je vais te laisser.

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#38

Aussitôt réveillé, Pierre consulta son téléphone, en quête de « souvenirs » de la nuit. Il trouva deux enregistrements audios. Dans le premier, Magda expliquait les règles d’apparence des personnes dans le monde des rêves : une complexe histoire d’êtres et d’avatars, d’ombres et d’animaux. Dans le second, elle détaillait l’apparition dans le monde des rêves et le réveil. Rien de très instructif, en somme.

Il avait dû se passer d’autres choses pendant son rêve, vu le changement d’ambiance sonore entre les deux fichiers. Il finissait par se sentir frustré de ne pas se souvenir de ses rêves.

Il envoya un message à Lena, l’invitant à se voir en fin de journée. L’ouverture de la Zone était très tardive, entre 23h et 2h du matin.

Il se rendit ensuite au lycée. C’étaient les derniers préparatifs avant la semaine des « examens de fin de lycée ». Dans le temps, on appelait ça « baccalauréat ». C’était pus joli, comme nom.

Pierre se souvenait encore de la lointaine époque où il les avait passés. C’était avant la « révolution mobile », ils avaient encore des écrans « solides » pour écrire.

En réalité, il n’était pas originaire de la Ville. Il avait fait son lycée dans un petit établissement de province, où ils n’étaient qu’une cinquantaine en dernière année. Il avait vécu toute son enfance dans des montagnes perdues qui avaient subi de plein fouet les bouleversements des derniers siècles.

Il avait vu des photographies anciennes de sa vallée, où tout était splendide, luxuriant de verdure. Tout ce qu’il avait connu, lui, c’était un paysage cramoisi, entièrement recouvert du lierre rouge qui avait proliféré depuis la Grande Anomalie. Et la région qui vivait traditionnellement du tourisme avait été ruinée. Seules quelques carrières de gypse faisaient un peu tourner l’économie.

On avait récemment trouvé une solution à ce problème. A force de manipulations génétiques, on avait fabriqué un insecte qui se nourrissait exclusivement de lierre rouge. Mais il allait falloir des décennies avant que la vallée retrouve un visage normal : l’infection était trop profonde. Et puis, à vrai dire, Pierre se posait des questions sur l’innocuité des insectes quand il n’y aurait plus de lierre.

Pierre aimait sa vallée. Il ne s’était pas toujours senti bien dans ce milieu social clos, mais cela restait la terre de son enfance. Un îlot de nature dans un monde de plus en plus urbain.

S’il était parti faire des études de biologies à la Ville, à l’origine, c’était dans l’espoir de trouver le remède au mal qui touchait ses montagnes. Et puis, en arrivant, il avait découvert d’autres choses, et s’était finalement trouvé une vocation dans l’étude des mers.

En un sens, il avait toujours le sentiment d’avoir trahi ses rêves d’enfants. Mais il ne regrettait pas. Et puis, quelqu’un d’autre avait trouvé la solution. Ce n’était pas sa destinée.

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#39

Lena n’avait pas répondu à son message, et Pierre ne savait pas bien comment interpréter cela. Après le travail, les autres surveillants l’invitèrent à aller dîner. Comme il lui restait du temps, il accepta. Il allait rarement avec eux, et, au fond, les connaissait peu. C’était une bonne occasion.

Ils se rendirent à un restaurant libanais qu’ils fréquentaient régulièrement. Cela faisait longtemps que le Liban avait été absorbé par les pays limitrophes, au terme de longues guerres. Les restaurants étaient le seul souvenir de ce pays, affichant l’emblème ancestral du cèdre et un drapeau oublié. C’était triste, cette histoire…

Pierre prit un plat un peu au hasard, et rejoignit les autres. La conversation tournait principalement autour de l’avenir et des projets de chacun.

Sophia, la plus jeune, allait simplement continuer ses études de mathématiques. Elle n’était qu’à sa deuxième année, et n’avait pas encore à faire de vrai choix de spécialisation. Elle s’orientait plus vers l’algèbre – car elle trouvait l’analyse rébarbative. Elle resterait surveillante encore une année. Dans le futur, elle se voyait bien faire enseignante : la recherche lui faisait un peu peur.

Camille, l’artiste, était acceptée dans une école d’art très réputée. Elle était très excitée à l’idée de ce qu’elle allait y faire. Dans quelques années, elle allait pouvoir exposer ses propres « œuvres augmentées », et elle y voyait un outil formidable pour élever l’âme des spectateurs, les toucher au plus profond de leur être – un usage plus noble que les âneries commerciales qui étaient pour l’instant réalisées. Elle avait décroché une bourse d’études au mérite, et ne serait plus surveillante.

Julio, le philosophe, avait terminé ses études, et préparait un voyage à pied autour du monde. Il voulait s’affranchir de la virtualité moderne, qui détournait les esprits de l’essentiel : la quête de la paix intérieure. Il s’érigeait en faux contre tous les divertissements abrutissants qui nous assaillaient en permanence, et voulait retrouver les fondements de l’humanité en allant à la rencontre de peuplades encore authentiques.

Pierre, lui, ne savait plus trop ce qu’il souhaitait faire. Son examen réussi, il hésitait entre prendre une année sabbatique, ou partir travailler dans le laboratoire où il avait fait son stage. Ou commencer sa thèse – mais il ne se sentait pas encore prêt.

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#40

Une chambre d’hôtel. C’est ce que Pierre reconnut immédiatement en ouvrant les yeux. Il était seul dans la pièce. Pas de trace de ses affaires. Il était habillé, au fond du lit. Il en conclut qu’il était très probablement dans un rêve.

Il sortit du lit et fit le tour de la chambre, sans allumer la lumière. Les fenêtres donnaient sur une autoroute très fréquentée. Les bruit des voitures à essence était la seule chose qu’il entendait. De sa chambre, au 5e ou 6e étage, il distinguait une étrange forme rouge et brillante, seule en bord de voie, éclairée par intermittence par les phares. Au bout d’un moment, Pierre y reconnut une pomme, géante, qui lui faisait un clin d’œil. Terrifiant de mauvais goût.

Il continua son inspection des lieux par la salle de bain. Il n’y avait qu’une douche et un lavabo. Aucune serviette, ni savon, n’était visible. Une petite lucarne donnait sur un cimetière. Réjouissant.

Il sortit de la salle de bain. C’était une chambre assez luxueuse, en réalité. Il n’y avait que la vue qui manquait de charme.

Pierre attendit un peu, assis sur le lit, mais il ne se passa absolument rien. Il se résolut donc à sortir de sa chambre.

Il n’y avait personne dans le couloir. Il marcha sans bruit sur la moquette rouge, écouta à quelques portes. Il entendit des murmures, des cris étouffés ou des claquements de portes. Ce devait être les rêves d’autres personnes.

Il se dirigea vers l’ascenseur, qu’il appela. Au moment où celui-ci arriva, il entendit une porte claquer violemment derrière lui, et un homme en sortit, furieux.

– Hé; vous, là, qu’esqu’vous avez à me regarder comme ça ?

Pierre sentit qu’il était en danger. Il se souvint du message de Magda : il voyait un humain, c’était donc un rêveur. Qui était apparemment éméché. La seule issue qu’il voyait, c’était de participer à son rêve.

– Rien, Monsieur. A quel étage voulez-vous aller ?

– Rez-de-chaussée. Et me dévisage pas comme ça. C’est quoi cette tenue ?

Quitte à dire n’importe quoi, autant aller jusqu’au bout.

– Le nouvel uniforme, Monsieur. C’est la consigne, Monsieur.

L’homme eut l’air de se calmer un peu pendant la descente. Il sortit violemment de la cabine. Pierre resta immobile, paralysé par la peur. Il bredouilla un « Bonne soirée, Monsieur » et attendit qu’il sorte de l’hôtel pour respirer. Entretemps, la porte de l’ascenseur s’était refermée, et il était parti vers un étage inconnu.

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