#41

Jacques marchait avec Véro sur le sentier du littoral. Ils parlaient des dernières nouvelles de la planète. A vrai dire, Jacques était un peu déconnecté de l’actualité, depuis quelques années. D’une part, les études lui laissaient peu de temps pour s’attarder sur les informations. D’autre part, cela ne l’avait jamais vraiment intéressé. Toutes ces catastrophes, tous ces problèmes contre lesquels il ne pouvait rien…

Mais Véro, elle, suivait les actualités, et avait son avis dans bien des domaines. Elle était, entre autres, outrée par les politiques de diminution des dépenses, qui sacrifiaient le service public au mépris des usagers ; choquée par la répression sanglante des émeutes en Afrique, et l’inaction de l’ONU ; révoltée contre le monde financier, qui spéculait et s’enrichissait en toute impunité…

En réalité, si Jacques n’aimait pas suivre l’actualité, c’était aussi parce qu’il n’y comprenait pas grand-chose. Ce n’était pas rationnel. On y voyait des irresponsables jouer avec des vies humaines, dans un univers qui paraissait si loin de la réalité…

Au milieu de leur discussion, Véro s’était avancée en dehors du sentier du littoral, au bord de la falaise, pour prendre quelques photos. En l’observant, Jacques eut l’impression qu’il y avait – à nouveau – quelque chose d’anormal. Il connaissait le chemin, se situait parfaitement, mais ne se souvenait pas que le sentier était si loin du bord la falaise. Qui plus est, l’étendue entre le chemin et la falaise était en terre nue, sans végétation, comme partout autour… Il se promit d’aller vérifier sur des photos satellites.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#42

Ce matin-là, Jacques était à nouveau parti à la pêche. Il profitait de ces quelques heures de répit, avant le réveil de Véro. Elle était très gentille et, disons, divertissante, mais elle avait une légère tendance à être envahissante.

Il contemplait la mer calme, quand soudain, quelque chose sortit de l’eau, juste devant lui. Ou plutôt fallait-il dire quelqu’un. Il lui sembla reconnaître la sirène qu’il avait sauvée l’autre jour.

– Salut ! dit-elle.

– Euh… Bonjour.

– Je voulais juste te remercier pour l’autre jour. Sans toi, j’aurais fini en bocal.

– Ben, euh… de rien.

Jacques ne savait pas ce qui l’étonnait le plus : qu’elle parle Français, ou qu’elle l’ait retrouvé. A moins que ce ne soit le naturel avec lequel elle l’abordait.

– Eh ! Tu rêves ? Ca mord !

Oui, en effet, il y avait quelque chose au bout de la ligne. Et peut-être bien qu’il rêvait, aussi. Ce n’est pas tous les jours qu’une sirène venait l’aborder…

– Belle prise ! s’exclama-t-elle une fois qu’il l’eut remontée.

Les girelles avaient grossi, ces derniers temps. Celle-ci faisait deux bons kilos.

Et soudain, Jacques n’y tint plus. Assis sur son rocher, la girelle géante dans les mains, il releva la tête, avec une expression où se mêlaient l’incompréhension et la peur.

– Que se passe-t-il ?

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#43

– Que se passe-t-il ? Toutes ces anomalies… Cette chaleur, ces méduses, ces plantes… Et maintenant la terre qui gagne du terrain sur la mer, la méditerranée qui se met à suivre les marées, et les poissons qui grossissent ! Je… je… je VEUX comprendre !

Voilà, Jacques avait vidé son sac. Pour la première fois, il regardait vraiment la sirène. Elle était belle, en fait, avec ses longs cheveux lisses et bruns, qui entouraient son visage aux formes douces.

– Comprendre, comprendre, vous n’avez que ce mot à la bouche, les humains ! Tu crois peut-être que j’y comprends quelque chose, moi ? On dirait… on dirait que la Terre est malade. On se demande bien pourquoi…

– Et allez ! voilà que tout ça, ça va être notre faute. C’est un peu facile…

– En même temps, c’est pas comme si vous mettiez toute votre bonne volonté pour détruire et piller la nature. Si tu crois que c’est agréable de nager dans vos mers de déchets plastiques !

– Et vous, les sirènes, comment se fait-il qu’on ne vous découvre que maintenant ?

– Oh… nous nous sommes bien cachés, pendant longtemps… Hélas… les conflits politiques ne sont pas réservés au monde des Hommes.

Son regard se voila.

– J’ai dû fuir l’Est de la Méditerranée, pour chercher avec des proches des eaux plus clémentes à l’Ouest. Nous sommes restés près des côtes, où il est interdit d’aller. Il y a tellement de boucan, dans ces eaux, et l’eau est souvent si trouble, qu’il serait difficile de nous trouver. Seulement, il y a eu la tempête, qui nous a précipités sur la plage, sans que l’on ne s’en rende compte. Et voilà, tu connais la suite…

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#44

– Et pourquoi restes-tu ici ? Pourquoi ne pars-tu pas rejoindre les tiens ?

– Je te l’ai dit, nous étions en fuite. Déjà, avant, nous ne savions pas vraiment où nous réfugier. Alors maintenant… Tu n’imagines pas la peur, voire la haine, que nous avons pour les humains. La loi du secret nous est inculquée dès le berceau. Alors, pour celui qui l’enfreint…

Elle fit une pause. Jacques aurait juré qu’elle pleurait.

– Je suis vouée à rester près du bord, loin de mon peuple… Jusqu’à ce qu’ils me trouvent.

Tant de questions se bousculaient dans sa tête. Mais il sentait bien que le moment était mal choisi.

– Mais… comment sauraient-ils ?

– Hihi ! Les nouvelles vont vite, sous l’eau. Et… nous vous surveillons. Tu n’imagines pas quelle quantité d’information transite par vos câbles sous-marins.

Elle se mordit la lèvre.

– Je me tais, maintenant. J’en ai trop dit.

Ils restèrent silencieux un moment. Puis, la sirène plongea, et réapparut un instant plus tard.

– J’ai une dette envers toi. Tu m’as sauvé la vie. Prends cette pierre, et si tu as un problème en mer, frappe deux fois la surface de l’eau. Je viendrai.

Jacques prit la pierre. C’était un galet, tout ce qu’il y a de plus banal.

– Au revoir !

Et elle plongea.

– Au revoir ! Et… merci.

Mais il était trop tard pour qu’elle entende.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#45

Jacques gardait le galet dans sa main. Pour un peu, il aurait pensé qu’il avait rêvé cette rencontre. Cette pierre était le seul objet qui lui rappelait la réalité de l’évènement.

Il se sentait un peu comme un enfant, qui doit garder un secret. Le plaisir, la fierté, d’en savoir plus que les autres, de faire partie des « élus » ; la frustration de ne rien pouvoir dire. Car il était évident qu’il devait se taire, autant pour la tranquillité de la sirène que pour la sienne.

Jacques avait aussi l’impression d’être dans une des histoires qu’il lisait enfant. La « dette », le « galet magique », c’était si romanesque, si invraisemblable..? Non, vraiment, il avait du mal à y croire.

Il passa au marché. C’était un habitué, maintenant. Il n’avait même plus besoin de demander ce qu »il voulait : comme c’était toujours la même chose, on le lui préparait immédiatement.

Au fond, Jacques se rendit compte qu’il était plus serein. Bien qu’elle n’ait répondu à aucune de ses interrogations, la rencontre avec la sirène l’avait apaisé. Au moins, il n’était pas seul à n’y rien comprendre. Mais elle avait raison : la vie continuait – c’était l’important.

En y repensant, il s’aperçut d’une chose : il ne connaissait même pas le nom de la sirène.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#46

Isabelle s’était faite assez vite à son nouveau rythme de vie. Ce n’était pas tout à fait le travail dont elle aurait rêvé, et il pouvait parfois être pénible, mais il lui permettait d’observer le comportement des gens.

Charles insistait pour s’occuper lui-même des « habitués ». Il savait ce qu’ils voulaient, veillait à ce qu’ils soient bien servis, et leur faisait souvent de petits gestes commerciaux – quand les produits étaient un peu abîmés, par exemple. Parmi ces habitués, elle remarqua qu’il y avait le « Jacques » du sauvetage des sirènes. Heureusement qu’il était servi sans avoir à le demander, car il paraissait parfois un peu dans la lune, capable d’oublier la moitié de ses achats.

De temps à autre, Juliette passait la voir. Mais elles ne pouvaient pas trop discuter, car Isabelle était trop occupée – comme son amie n’avait jamais aimé se lever tôt, elle venait souvent en fin de matinée, aux heures les plus chargées.

L’après-midi, Juliette faisait souvent une sieste. Elle allait parfois à la plage. Maintenant, elle se baignait bien volontiers – avec cette chaleur, c’était presque devenu vital. Et le soir, quand elle ne travaillait pas le lendemain, elle retrouvait Juliette, et elles faisaient un tour, ensemble.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#47

Isabelle aidait Denise à faire le ménage. C’était une vieille maison, et la poussière connaissait tous les recoins où se cacher. Cela lui permit d’explorer la maison de fond en comble. Deux pièces lui étaient strictement interdites d’accès : la chambre de Denise et le bureau.

Denise était une de ces vieilles dames qui savaient rester actives et joyeuses malgré l’âge. Elle avait un visage assez osseux, parcouru par de nombreuses rides. Mais elle gardait une attitude positive et énergique, qui la conservait bien. Elle était assez secrète : Isabelle n’avait rien pu savoir de son passé, de sa famille, et il n’y avait aucune photographie dans la maison.

A sa retraite, Denise s’était mise à la peinture. Mais ce n’étaient pas des bouquets de fleurs, ou des paysages, qu’elle représentait – comme bien des personnes âgées. Isabelle avait été stupéfaite en rentrant dans son atelier. C’étaient des toiles abstraites, d’une force émotionnelle impressionnante. Elle parvenait à transmettre de vrais sentiments dans ses jeux de couleurs et d’ombres – avec toujours un arrière-goût amer, un peu dérangeant. Comme si… comme si elle avait vendu son âme au diable, en échange d’un don artistique pensa sans le vouloir Isabelle.

Ses œuvres, elle les gardait avec elle. Elle avait bien essayé de les exposer dans la galerie du village, mais ils avaient refusé. Trop abstrait, disaient-ils. Isabelle lui avait proposé de contacter d’autres galeries dans les alentours, mais Denise n’était pas très enthousiaste. Elle n’avait pas l’air de vouloir se défaire de ses tableaux.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#48

Et puis, soudain, au milieu du mois de juin, il se mit à pleuvoir. Et cela n’arrêta pas pendant toute une semaine. Isabelle observa, amusée, la réaction des gens face au « déluge ». Toutes les terrasses étaient rangées, peu de bars et de boutiques restaient ouverts. La plage était presque déserte, tout comme les rues. Les gens se déplaçaient en courant, courbés pour se protéger de la pluie.

Tous les magasins étaient en pénurie de parapluies et d’imperméables. Le marché était très réduit, commençait tard, finissait tôt. Les clients étaient peu nombreux. Et toutes les conversations tournaient autour de ce « temps de chien ».

– Mais quand cela va-t-il finir ! C’est plus possible !

– C’est du jamais vu !

– Saleté de temps ! On a fait 10 couverts, hier !

– Demain, si ça continue, j’m’amène en combi de plongée !

– Encore trois jours comme ça, et je mets la clé sous la porte, moi…

Isabelle, qui venait du – lointain – Nord, n’était pas dérangée par la pluie. Comme la température restait élevée, elle trouvait même agréable de marcher entre les gouttes. La mer avait pris une profonde teinte gris-vert, très reposante pour les yeux. On se serait cru à l’automne.

En revanche, elle avait toujours eu très peur des orages. C’était bête, mais elle n’y pouvait rien. Alors, les nuits d’orage, elle restait éveillée, recroquevillée devant la fenêtre, à regarder le ciel noir zébré de lumière.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#49

La pluie faisait grossir les rivières. Assez vite, le sol ne put plus absorber l’eau. Les routes devenaient des torrents de boue, la circulation était de plus en plus affectée. On craignait les glissements de terrain, les inondations, mais – heureusement – rien de tout cela ne se produisit.

Les fleuves déversaient leur eau marronâsse dans la mer, qui ne parvenait plus à la disperser. Toutes les plages étaient fermées, pour cause de pollution bactérienne.

La pluie et l’humidité finirent par entraîner la formation d’une brume opaque, ne permettant qu’une visibilité de quelques mètres. On se serait cru en Écosse – quelques degrés en plus.

Plus aucun bateau ne sortait, à part la navette de l’île, qui assurait vaillamment son service. Les marées s’accentuèrent, jusqu’à ce qu’au matin du cinquième jour, le port soit à sec. Isabelle trouvait assez incongrue la vue des bateaux échoués, qui pendaient à leurs amarres trop courtes. A la marée haute suivante, peu de bateaux restèrent à flots, trop abîmés par leur échouage.

Le sixième jour, une coulée de boue coupa la route principale, et le fleuve emporta un à un, comme des dominos, tous les ponts qui permettaient l’accès au village.

Le septième jour, un poteau électrique tomba, privant le village d’électricité. Ils étaient coupés du monde.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#50

Avec cette pluie, Jacques sortait le moins possible. Il allait faire les courses, s’acheter quelques revues, et rentrait au plus vite. Il passait ses journées à lire, et regarder des films.

Véro, au contraire, passait ses journées dehors – et rentrait complètement trempée. Elle parcourait les rues et les sentiers, l’appareil photo à la main, à capturer nombre d’images insolites. Elle cherchait à immortaliser l’atmosphère irréelle qui régnait. Les maisons typiquement provençales, les touristes perdus dans la rues, noyés dans une pluie tropicale ; les plages que même la mer avait désertées, laissant voir les rochers pleins de posidonies exposés à l’air…

Véro photographia aussi les illuminés qui annonçaient la fin du monde, le Jugement dernier. De plus en plus de gens cédaient à la panique. Le pire fut quand l’électricité fut coupée. Soudain, tous étaient dehors, à demander au voisin s’il avait du courant. Ils durent se rendre à l’évidence : tout le village était concerné. Les gens rentrèrent chez eux, résignés à attendre le rétablissement de l’électricité. Le poteau effondré avait également endommagé le transformateur principal, et les travaux à faire étaient trop importants pour être réalisés dans la journée.

La mairie mit en place une cellule d’aide au gymnase municipal, principalement pour les premiers secours. Et la nuit se passa à la lampe de poche, à la chandelle ou à la lumière des éclairs.

Et le matin, le soleil brillait, triomphant, dans un ciel sans nuage.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter