#1

Leur première rencontre, ce fut dans le train. Je doute qu’ils s’en souviennent encore eux-mêmes. Le hasard en avait fait des voisins de sièges. Ils s’étaient peut-être échangés un regard entre un « pardon » et un « excusez-moi ». Rien de plus. Jacques était bien trop timide pour regarder ceux qui l’entouraient. Il n’avait même pas su protester quand sa voisine s’était mise à téléphoner bruyamment, et à gêner tout le wagon. Au cours de la discussion, il entendit son nom : Isabelle.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#2

Il ne se passa rien de notoire pendant le reste du voyage. Ils descendirent à la même gare, où leurs chemins se séparèrent. Isabelle prit un vélo-taxi, bien qu’elle eût peu de bagages. Jacques préféra s’en aller à pied. Il n’était pas pressé, et aimait faire le chemin jusqu’à la villa familiale, en tirant sa grosse valise derrière lui. Il aimait descendre les rues étroites et calmes, sentir les odeurs qui émanaient des jardins en fleur et se mélangeaient à celle, plus légère, de la mer. Il aimait marcher dans l’air tiède de ce soir de printemps, et sentir son esprit s’apaiser, loin de l’agitation urbaine.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#3

Rien n’avait bougé depuis l’automne. Jacques retrouvait la maison comme il l’avait toujours connue. Il s’affala dans le canapé, et resta un moment à respirer l’air renfermé et son odeur si particulière ; il se remémorait toutes les vacances passées là, et savourait la solitude, pour une fois. Il n’en revenait toujours pas d’avoir convaincu ses parents de lui laisser la villa, à 22 ans.

Il finit par se relever, et se mit à ouvrir fenêtres et persiennes. La maison se réveillait lentement de sa léthargie hivernale ; elle se secouait dans un nuage de poussière, faisait grincer les gonds, et claquer les volets.

Posté dans 2011 - Sans titre | 3 commentaires

#4

Jacques se réveilla de bonne heure, encore habitué au rythme urbain. Il partit vers le port, pour faire ses courses. Il traversa les rues vides, devant les bars qui ouvraient leur terrasse. La saison commençait doucement. Il passa à la boulangerie prendre du pain et des croissants, puis se rendit sur la place centrale, où le marché finissait de s’installer. Il contempla un bref instant le mélange éclatant des couleurs dans la lumière froide du matin; les ombres encore longues des marchands qui déballaient leurs cageots. En faisant ses achats, il reconnaissait les visages des vendeurs : le poissonnier avait rasé sa barbe ; la fleuriste s’était offert une opération de chirurgie esthétique ; mais le vendeur de melon n’avait perdu ni sa verve ni son expertise au toucher.

En rentrant par le port, Jacques ne remarqua pas la jeune femme qui marchait d’un pas décidé en sens inverse.

Posté dans 2011 - Sans titre | 2 commentaires

#5

Isabelle était nerveuse. Ces dernières semaines avaient été difficiles. Son stage s’était (encore) mal terminé, et la mort de sa grand-mère l’avait plus touchée qu’elle ne voulait l’admettre. Elle avait eu du mal à supporter l’enterrement, le regard de compassion – bien souvent exagérée – des invités. Elle s’était sentie exposée, oppressée, vulnérable. La visite chez le notaire, la paperasse n’avaient pas été le pire – au contraire, le détachement, et le respect très professionnels pour la famille, lui avaient permis de vraiment faire son deuil. Mais à la première occasion, elle s’était éclipsée, et était venue passer quelques jours chez une amie d’enfance.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#6

A peine arrivée, Isabelle s’était mis en tête de prolonger son séjour. Elle n’avait absolument pas envie de rentrer à la ville, où elle avait tant de mal à se faire une place. Après tout, si c’était pour un contrat précaire, ici ou ailleurs, quelle différence ?

En une nuit, elle avait tout planifié, comme à son habitude. Le plus difficile serait probablement l’hébergement. Le lendemain, à la grande surprise de son amie, elle partit tôt, mettre en œuvre ses projets de la nuit. C’est ainsi qu’elle se retrouva à arpenter les rues, à l’heure où les marchands sortent leurs présentoirs. Avec sa formation atypique – une licence de Lettres, puis deux ans d’études en infographie – elle doutait de trouver du travail dans le village lui-même. Si ce n’est vendeuse de glaces ou de vêtements… Mais elle tenta sa chance.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#7

Sans grande surprise, elle ne trouva rien dans le centre-ville. Il y avait bien une petite entreprise de fabrication de sites internet, mais elle n’embauchait pas. On lui indiqua, par contre, la nouvelle zone d’activité, dont la mairie était très fière. Elle finit par y trouver une proposition de stage dans une « boîte » de création de brochures. Isabelle postula quand même, à tout hasard, puis elle se mit en quête d’un logement.

Ces derniers temps, depuis sa rupture d’avec Martin, elle était restée chez ses parents. Elle cherchait donc un appartement – mais elle se rendit vite compte qu’elle avait sous-estimé les prix. Finalement, au détour d’une rue, elle tomba sur une petite annonce « chambre au pair ». Elle sonna.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#8

Jacques se promenait le long du rivage. Il rêvassait, et regardait d’un œil distrait les gens passer autour de lui. Il profitait de son temps libre, et du calme qui régnait encore. Il laissait ses pieds le conduire dans ces lieux qu’il connaissait si bien.

Malgré lui, ses pensées en revenaient toujours au même point. Depuis l’enfance, il était destiné à devenir ingénieur, pour travailler dans l’entreprise familiale – et plus tard, la diriger. Il avait suivi le parcours « classique », et sortait d’une des plus grandes écoles. Il se rendait maintenant compte qu’il avait passé des années sans vraiment voir le temps s’écouler, dans un monde de mathématiques et de physique. Après l’école, il avait commencé à travailler avec son père. Et l’heure des doutes était venue.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#9

La vie toute tracée qu’il avait jusque-là acceptée – de bon cœur, même -, il se demandait maintenant si c’était bien la sienne. Sa peur de « rater sa vie », en ne choisissant pas la voie qui l’attirerait vraiment, grandissait de jour en jour. Au point que ses parents décidèrent de lui laisser l’été  pour y réfléchir et prendre – seul – la bonne décision. Mais voilà : faire des choix n’avait jamais été son fort.

Jacques avait du mal à imaginer ses parents dans la même situation, trente-cinq ans plus tôt. Pourtant, il se disait que, pour qu’ils aient accepté de le laisser faire ses choix, peut-être avaient-ils ressenti les mêmes doutes. Il savait bien quel était le « bon » choix, selon eux : reprendre le flambeau de la lignée d’ingénieur à laquelle il appartenait. Mais la routine, la monotonie du travail le faisait soudain fuir une vie trop cadrée.

Et quand il se rendait compte qu’il était incapable de faire quoi que ce soit d’autre, ses doutes ne faisaient qu’empirer.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter

#10

Perdu dans ses pensées, il n’avait pas remarqué que ses pas l’avaient mené jusqu’à l’embarcadère. Il décida de prendre la navette. En cette saison, il serait probablement seul sur l’île.

C’était un petit bout de terre, qu’un magnat de la papeterie avait un jour acquis, et entièrement aménagé. Jacques en avait si souvent fait le tour qu’il en connaissait chaque recoin, chaque rocher. Il aimait le charme désuet du lieu ; l’opposition entre le flanc sud presque sauvage, battu par les vents, et le calme du petit port ; le contraste entre la pierre blanche et lisse des statues de nymphes, et la roche grise et orange de l’île. Jacques préférait les jours de vents, comme celui-ci. Alors, dans la douceur surannée du petit jardin perché au sommet de l’île, derrière l’hôtel abandonné, il allait contempler la mer. Son regard se perdait dans ses reflets, toujours changeants, et son étendue infinie, que seul venaient troubler le sillage d’un bateau, ou le vol d’un goéland. Et le vent l’assourdissait, l’enivrait, et emportait au loin toutes les pensées qui agitaient son esprit.

Posté dans 2011 - Sans titre | Commenter