#51

Jacques s’était levé plus tard qu’à son habitude. Surpris par le beau temps, il partit se promener.

Le paysage avait changé. Profondément. La pluie avait creusé des ravines et créé des ruisseaux. Le trait de côte avait été modifié : par endroits, la terre s’était avancé sur la mer ; et par d’autres, c’était la mer qui avait gagné du terrain. Comme si les éléments se livraient d’incessants combats.

Il lui parut aussi que la baie était plus grande qu’avant, et que les balises avaient été déplacées. Mais il n’avait plus aucun repère pour être sûr de lui.

Le port était devenu un cimetière d’épaves. Les bateaux n’avaient pas résisté longtemps à l’absence d’eau à marée basse.

A la place du village, où Jacques était allé pour faire son marché, Jacques se rendit compte que les problèmes étaient loin d’être résolus. Il n’y avait pas de marché : l’accès au village était toujours impossible. La coulée de boue avait emporté la route et creusé un profond sillon, qu’on ne pouvait traverser qu’à pied ; et le fleuve était encore très gros, et infranchissable.

L’électricité ne pourrait pas non plus être rétablie rapidement. Les techniciens ne pouvaient pas faire venir leur matériel par la route. Et comme de nombreuses communes avaient été touchées, tous les services étaient débordés. On parlait d’envoyer l’armée en aide.

Au final, ils étaient coupés du monde.

La nouvelle était assez mal reçue par la population. Les plus paniqués tentaient de s’enfuir, soit par la mer – en bateau gonflable -, soit par la terre – à travers la coulée de boue, ce qui restait dangereux. Mais il n’était pas sûr qu’il trouve une ville dans une situation plus heureuse.

Jacques se débrouilla pour acheter à manger au supermarché – qui était « dévalisé » par tout le village. En rentrant, il comprit ce qui le dérangeait inconsciemment depuis le matin. Le soleil allait à l’envers, d’Ouest en Est…

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#52

Au cours de leur discussion, cet après-midi, Jacques prononça, pour une raison ou pour une autre, le nom de Denise. Aussitôt, Véro se souvint de son amie peintre qui vivait dans le village, et voulut aller la voir.

Jacques réussit à la convaincre qu’il était inutile de partir sur-le-champ, sans même savoir si elle était chez elle. Il passa un coup de téléphone, mais ce fut une jeune femme qui répondit, dont la voix n’était pas étrangère à Jacques.

Elle transmit le combiné à Denise. La vieille dame était un peu fatiguée, affaiblie par le mauvais temps. Elle ne se sentait pas d’avoir de la visite aujourd’hui, mais serait ravie de les recevoir demain.

A défaut d’aller voir leur amie, Jacques et Véro partirent se promener, et faire le tour du village.

Ils arrivèrent d’abord à la coulée de boue. De nombreuses personnes tentaient la traversée à pied, mais cela restait assez périlleux. La boue avait littéralement coupé en deux la terre, et avait terminé sa course par-dessus la falaise. C’était un endroit surprenant pour une coulée de boue : le relief était assez plat.

Ils remontèrent ensuite au nord, en longeant la coulée. Et ils arrivèrent bientôt au fleuve, qui était encore gros, gonflé par les pluies. La coulée partait juste un peu en aval de la rivière. Ils redescendirent ensuite jusqu’à la mer, constatant les dégâts : ponts effondrés, végétation emportée… C’était assez impressionnant.

Ils virent enfin le poteau électrique abattu, qui dans sa chute avait écrasé plusieurs installations techniques autour de lui. On aurait voulu couper le village du monde, on n’aurait pas fait mieux, pensa Jacques. Ils étaient comme sur une île, raccrochée à la terre ferme. Et pendant ce temps, Véro avait pris de nombreuses photos.

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#53

Jacques et Véronique avaient sonné depuis quelques instant quand la porte s’ouvrit. Le visage souriant de Denise apparut, et les invita à entrer.

Ils s’installèrent dans le salon, à prendre le thé. Denise paraissait contente de les voir. Ils la connaissaient depuis longtemps, mais ne lui rendaient visite que rarement.

Elle prit de leurs nouvelles, leur demanda ce qu’ils devenaient. Il allèrent ensuite dans l’atelier, où elle leur montra ses dernières œuvres, devant lesquelles Véro s’enthousiasma. Jacques restait à l’écart : l’art abstrait, cela ne le touchait pas vraiment. Il trouvait ses œuvres jolies, rien de plus. Il était plus impressionné par la personnalité de Denise, qui, malgré son âge, dégageait une énergie formidable.

Il alla dans la cuisine, pour se servir un verre d’eau, et tomba nez-à-nez avec la jeune femme qu’il avait déjà croisée plusieurs fois.

– Bonjour, dit-elle

– Bonjour…

Il remplit son verre au robinet

– Vous êtes… c’est vous qui avez lancé le sauvetage de la sirène, non ?

Jacques but son verre.

– En effet…

– Une amie à moi vous a aidé

– Ah… c’est gentil

Jacques se servit un autre verre d’eau, gêné.

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#54

Isabelle avait été surprise de croiser – à nouveau – ce « Jacques » des sirènes. Elle avait compris qu’il était venu avec une amie voir Denise, mais il ne semblait pas très intéressé par la discussion entre femmes. Et maintenant, il restait planté là, ne sachant que faire.

– C’est une grande maison, non ?

Isabelle avait dit la première chose qui lui était passé par la tête, histoire de rompre le silence.

– Oui… Une grande et vieille maison…

Le silence revint, mais Isabelle lui laissa peu de répit.

– J’aime pas trop les vieilles maisons… Les murs suintent de secrets de famille, de non-dits…

– Ah… Moi… Je m’y sens bien. Elles ont résisté au temps, aux années. Comme… comme un phare face à la mer.

Il se tut, et se remplit un autre verre d’eau. Il semblait très gêné, maintenant.

Ce fut Denise qui balaya le silence, cette fois.

– Ah, bonjour Isabelle ! Vous allez bien ? Ce sont des amis qui sont venus me voir. Jacques, et Véronique.

– Enchantée, dit Véronique

Elle parut à Isabelle amusante, très enthousiaste. Une artiste, sans doute.

Ils allèrent ensuite au salon. Denise expliquait à ses invités comment elle louait sa chambre, pour « combler le vide ». Quand la conversation changea de sujet, Isabelle s’éclipsa discrètement.

Elle se demandait quel était ce vide qu’il fallait combler.

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#55

Isabelle errait autour du village, et observait la vie après le déluge. Les gens s’affairaient à réparer les dégâts causés par les pluies.

Un passage provisoire avait été aménagé dans la coulée de boue. Il permettrait au moins l’accès des des secours et de la nourriture, en attendant le rétablissement complet de la circulation. Les travaux devaient encore durer quelques jours.

On sentait dans l’air une atmosphère post-apocalyptique, et une nervosité générale. Pourtant, la situation n’était pas si catastrophique. Personne n’avait été blessé, et il y avait au fond assez peu de dégâts matériel. Peut-être était-il un peu exagéré de « remercier de nous avoir ouvert les yeux » et « d’avoir épargné le village », comme certains fanatiques le faisaient, mais la situation aurait pu être bien pire.

En revanche, le port était totalement dévasté. Les bateaux étaient tombés les uns sur les autres, et étaient totalement détruits. En marchant au fond du port, à marée basse, Isabelle avait l’impression d’être dans un autre monde, totalement irréel.

Quant aux plages, bien que la baignade fût encore interdite, elles étaient déjà bien remplies.

Et les discussions étaient surtout des plaintes contre la météo, l’administration ou la mairie. Il fallait bien un responsable…

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#56

Isabelle avait été marquée par l’expression « combler le vide » qu’avait utilisé Denise. C’était anecdotique, et pourtant, Isabelle était persuadée – à tort ou à raison – qu’il y avait de lourds secrets derrière ces mots.

Elle s’était rendue compte que Denise était très secrète, et qu’elle la connaissait très mal. En particulier, elle ne savait rien de sa famille.

Au déjeuner, elle réussit à aborder le sujet.

– Oh, de famille… Mon mari était militaire… il a passé l’arme à gauche il y a cinq ans. D’enfants, j’en ai pas eu. ‘Pouvais pas.

Elle se mit ensuite à parler de ses propres parents, qui venaient du Nord. Son père avait travaillé aux chantiers de La Ciotat. Et Denise était devenue institutrice pour ne pas finir femme au foyer, à élever des gosses, comme sa mère.

Isabelle ne put rien apprendre d’autre d’intéressant. Elle avait le sentiment que la vieille dame avait habilement dévié la conversation, pour ne pas approfondir sur ce thème. Bien qu’elle ne fût pas anatomiste, Isabelle trouvait que Denise avait le physique d’une femme qui avait enfanté. Et cette manière de fixer la pomme de terre au bout de sa fourchette, quand elle avait abordé ce sujet, était suspecte.

Mais Isabelle n’avait aucun indice plus concret auquel se raccrocher, et ne voyait pas du tout où trouver plus d’informations.

Elle savait qu’il n’était jamais bon de remuer les secrets de famille. Mais sa curiosité était piquée au vif.

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#57

Isabelle marchait sur la plage, les pieds dans l’eau. Il soufflait un mistral assez fort, mais cette plage était protégée du vent. Au loin, Juliette filait à grande vitesse, en Laser.

Isabelle pensait toujours à Denise, et avait déjà échafaudé mille théories, plus invraisemblables – et sordides – les unes que les autres, concernant cet enfant caché. C’était stupide, elle le savait, mais elle ne pouvait s’en empêcher.

Elle était convaincue que la réponse à ses questions était dans le bureau. Mais il était verrouillé, et elle se sentait bien incapable de subtiliser la clé à Denise, pendant sa sieste sur le canapé.

Elle fut ramenée à la réalité par un insecte qu’elle manqua d’écraser. En y regardant de plus près, elle s’aperçut que c’était une fourmi – de trois centimètres de long. Il y en avait toute une colonie, en train de bâtir une fourmilière géante, au milieu de la plage.

Elle contourna le chantier, et remonta sur la route. Elle se mit à la rambarde, à contempler les ouvrières qui s’activaient à l’érection d’une fourmilière très aérienne.

– Bonjour !

Elle se retourna. C’était la femme qui était passée la veille, Véronique. Elle était accompagnée de Jacques.

– Bonjour, répondit-elle.

Elle se força un peu à sourire.

– Bonjour, dit enfin Jacques.

Ils se retournèrent, pour contempler la fourmilière.

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#58

Jacques était fasciné par ce qu’il voyait. Des fourmis mutantes, suffisamment grosses pour se déplacer et travailler sur le sable. Elles étaient en train de construire un édifice gigantesque, d’une complexité architecturale qui aurait fait pâlir d’envie les bâtisseurs de cathédrales. Elles devaient sécréter une sorte de cire, pour que cela tienne debout, malgré le vent.

– Est-ce que Denise a des enfants ?

Jacques et Véro se retournèrent, surpris.

– Pardon ?

– Denise, est-ce que vous savez si elle a eu des enfants ?

– Ben, euh… je sais pas, en fait, répondit Jacques.

– Son mari était dans la marine… mais je crois qu’elle en a eu un… je sais pas, en réalité. Je n’en ai jamais vu. Pourquoi ? rajouta Véro

– Pour, euh… comme ça, bredouilla Isabelle.

Elle semblait gênée. Elle changea de sujet.

– Drôle de temps, non ?

– Oh, des coups de mistral… c’est plutôt fréquent, par ici.

Jacques voyait qu’elle était de moins en moins à l’aise.

– Je… Y’a mon amie qui est partie en bateau. C’est elle, là-bas. Elle… elle vous a aidé avec les sirènes, vous savez ?

Elle montra le large, et ils virent, au loin, la voile blanche du petit bateau. Soudain, alors qu’elle virait de bord, une rafale la fit chavirer.

– Oups… on dirait qu’elle est allée à l’eau ! s’exclama Véro.

– Oui… ça arrive, répondit Isabelle.

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#59

Le bateau avait dessalé près de la côte, et la houle le poussait vers les rochers. Pourtant, il n’y avait aucun mouvement, aucune trace de la navigatrice.

– Mon Dieu, il faut faire quelque chose !

Le voilier était trop loin du port pour que les secours arrivent à temps. Surtout dans ces conditions. Et il n’était pas sûr que beaucoup de bateaux de secours soient encore à flots…

Soudain, Jacques eut une idée. Il lança du mieux qu’il pouvait le galet qu’il avait dans la poche vers la mer, en espérant de tout son cœur qu’il ricoche sur l’eau. Et il descendit quatre à quatre l’escalier, puis courut se jeter à l’eau, pour attendre.

Peut-être n’avait-elle pas survécu à la tempête. Peut-être était-elle partie. Peut-être l’avaient-ils retrouvée. Peut-être le galet n’avait pas ricoché…

Mais non, la sirène apparut, enfin.

– J’espère que tu as une bonne raison de me faire venir au milieu de tout ce monde !

– Bateau… rochers… là-bas… sauver…

Dans le fracas des vagues, les mots de Jacques se perdaient. Mais elle comprit. Elle plongea immédiatement, et disparut.

Jacques sortit de l’eau, trempé, au milieu des gens incrédules. Ils avaient vu un homme affolé courir, se jeter à l’eau, attendre, parler à une femme sortie des eaux, puis se relever pendant qu’elle disparaissait à nouveau…

Il continua à scruter la mer. L’embarcation se rapprochait dangereusement des rochers.

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#60

Une tête apparut un bref instant au niveau du bateau. Puis disparut. A ce moment-là, la coque se souleva, et bascula. Le mât devait avoir touché un un rocher, et s’être brisé. Mais on ne pouvait pas voir correctement, de la côte.

Jacques vit enfin ressortir deux personnes. Celle de devant commença à trainer l’autre vers la plage. Derrière, l’esquif se fracassait sur les rochers.

Une vedette de la base nautique était enfin sortie en mer, et fonçait vers le lieu du naufrage. Jacques vit une des deux femmes faire de grand signes, et la vedette dévia sa route. Elle monta un corps à bord, sembla chercher quelques chose dans l’eau, puis rentra.

Jacques rejoignit Isabelle et Véro, coupa court à leurs questions, et ils se dirigèrent – presque en courant – vers la base nautique.

L’amie d’Isabelle reprenait ses esprits, allongée sur le trampoline d’un catamaran, devant le bâtiment.

– Ouille, ma tête !

Un médecin devait venir. Elle avait une belle bosse sur le front.

– Ça va ? demanda Isabelle

– Ça pourrait aller mieux…

Apparemment, de ce dont elle se souvenait, la bôme l’avait à moitié assommée. Et quand elle avait voulu s’extirper du bateau, son gilet de sauvetage était resté coincé. Elle n’arrivait plus à bouger. Après, elle avait vaguement l’impression d’avoir été sauvée par un poisson… Mais elle pensait avoir rêvé.

Quant aux sauveteurs, il leur avait semblé apercevoir une deuxième personne qui faisait signe. Mais il n’avait rien trouvé…

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