#61

Le soir était tombé. Le ciel était encore rose à l’horizon, là où le soleil venait de se coucher. Jacques s’était assis à son coin de pêche habituel. Derrière, loin, Véro et Isabelle discutaient.

Finalement, il vit la surface de l’eau se rider, et un visage familier apparaître.

– Bonsoir

– Elle va bien ?

– Un peu sonnée, mais rien de grave.

– Tant mieux… elle était très près des rochers. J’ai eu du mal à la sortir du bateau.

Il se turent un moment.

– Elles veulent te remercier. Tu lui as sauvé la vie.

– Qui ça, « elles » ?

La sirène fronça les sourcils.

– Ben… Juliette, celle qui était dans le bateau. Et Isabelle, son amie, qui m’a vu te parler… J’ai… j’ai dû leur donner des explications. Tu sais, Juliette, c’est une des personnes qui ont participé à ton sauvetage, s’empressa d’ajouter Jacques devant le regard de plus en plus sombre de la sirène.

Un silence. On n’entendait que le clapotis de l’eau. Jacques était mal-à-l’aise. Puis, il la vit se détendre.

– De rien…

Elle plongea un instant. Jacques eut peur de l’avoir froissée. Mais non, elle reparut.

– Tiens, reprend ton galet.

Jacques était surpris :

– Mais… la « dette » est effacée, non ?

– Prends.

A nouveau, le silence. Jacques hésitait à continuer.

– Elles voudraient… te connaître. Elles m’ont dit de te dire… Un repas, un soir, sur une plage où personne ne viendra, ça te dirait ? Et puis… dans le noir, au pire, on ne te verra pas, dans l’eau.

C’était au tour de la sirène d’être surprise. Elle réfléchit un moment.

– D’accord. Où et quand ?

– Après-demain. Sur la petite plage, au bout du port, là-bas. A cette heure-ci.

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#62

Isabelle était sortie, et avait laissé Juliette dormir, pour qu’elle se repose. Elle n’avait pas encore bien assimilé tout ce qu’il s’était passé. Elle était très heureuse que son amie n’ait rien. Et très excitée à l’idée d’un dîner avec une sirène.

Tout cela paraissait sorti d’un conte de fées, ou d’une histoire que les enfants s’inventent en jouant. Le prince appelle la sirène pour sauver la princesse en danger. Et elle, au milieu, n’était qu’une simple figurante.

Il lui vint une idée saugrenue. Et si… et si tout cela avait été écrit ? Et si tout cela sortait, en effet, de contes ? La fiction se mêlerait à la réalité, transformant un monde trop banal ?

Elle arrivait à la plage. Elle vit d’abord la fourmilière, qui avait pris des dimensions pharaoniques. Puis, elle vit la mer. Toute l’anse était recouverte d’une épaisse couche de glace. Alors qu’il n’avait jamais fait aussi chaud. Des enfants s’amusaient à faire des glissades.

Non, son idée était absurde. Tous ces phénomènes étaient bien trop étranges pour être décrits dans des livres.

Elle alla quand même jusqu’au bord de la glace, et se baigna. L’eau était aussi chaude qu’avant, mais c’était rafraîchissant. Elle s’étendit ensuite sur la glace : elle était froide, mais ne brûlait pas. A ras de terre, elle pouvait voir la glace fumer. C’était joli.

Elle aperçut Jacques, qui s’était assis sur le bord d’un ponton saisi par le gel, une revue à la main. Elle lui fit signe, et il s’approcha.

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#63

– Salut ! dit Isabelle

– Bonjour ! répondit Jacques

Isabelle se redressa

– On se promène ?

– Oui… Je rentrais, quand j’ai vu la mer gelée… Bizarre, non ?

– C’est joli… et ça rafraîchit. Assied-toi, tu verras.

Jacques s’exécuta. Isabelle aperçut la revue : un magazine de sciences.

– C’est intéressant ? demanda-t-elle en désignant la revue.

– Oh, ça ? Ça dépend…

– Il parle de quoi ?

– Celui-là ? D’univers parallèles. Y’a des chercheurs qui pensent qu’à chaque fois que plusieurs possibilités se présentent, plusieurs univers se créent : un pour chaque choix possible. Des fois, les physiciens, ils exagèrent…

– Pourquoi ? C’est très intéressant, comme idée… dans un autre monde, alors, Ève n’a pas mangé la pomme ?

– Oui, voilà, c’est un peu ça… encore faudrait-il qu’elle ait existé.

– C’est presque rassurant, en fait, comme théorie. Quand on a fait un mauvais choix, on peut toujours se dire que dans un autre univers, on a fait le bon !

– Si on veut… mais c’est pas ça qui résoudra nos problèmes.

Elle souriait, amusée. Jacques aussi.

– Et s’il nous arrive quelque chose, c’est juste qu’on est dans le mauvais univers, continua Isabelle sur sa lancée. Après tout, par rapport aux phénomènes étranges de ces derniers temps, il y a peut-être un monde où rien ne s’est passé…

– … et un monde où il s’est passé plus de choses, ou différemment… A ce compte-là, oui, pourquoi pas… Mais je n’y crois pas trop. Ce n’est plus de la physique, c’est de la métaphysique !

Peut-être, oui… mais si la science se mettait à avoir plus d’imagination que les écrivains… le monde serait plus beau, pensa Isabelle.

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#64

Juliette allait beaucoup mieux. Avec Isabelle, elles faisaient les courses, tout excitées, pour la « rencontre » du soir. Maintenant, même s’il restait difficile d’accéder ou de quitter le village, la supérette était normalement approvisionnée.

La sirène avait demandé des sushis, histoire de voir comment les humains mangeaient le poisson ; et du chocolat, pour tester la nourriture terrestre.

Juliette et Isabelle achetèrent aussi du pain, du fromage, des fruits, de l’eau et du vin blanc. Sans oublier des assiettes et des couverts en plastique.

Elles rentrèrent ensuite se préparer à la soirée, se faire belles. Elles ne se maquillèrent pas : il était très probable qu’elles aillent à l’eau. Et puis, fin prêtes, elles sortirent au coucher du soleil.

Elles retrouvèrent Jacques sur le port. Il les déchargea d’un des sacs du repas, et il se mirent en route pour la petite plage.

C’était paisible. Depuis le « déluge », le village était devenu très calme. On entendait quelques grillons, et une ou deux cigales tardives. Et ils ne virent personne.

La plage était au coin de la digue, qui la cachait du port. C’était une cale de mise à l’eau désaffectée : il y avait un ponton de pierre qui s’avançait dans la mer. L’eau n’était pas gelée, cette fois : elle était recouverte de nénuphars. Comme la mer était lisse, on se serait cru sur un lac – le sel en plus.

Jacques et Isabelle commencèrent à déballer le repas, en attendant la nuit.

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#65

Vers vingt-deux heures, quand la nuit fut bien noire, la sirène se montra. Elle avait sorti la tête de l’eau juste sous un nénuphar, et était restée immobile jusqu’à ce que Jacques l’aperçoive – à la lumière de leur lampe de camping.

Il s’avança prudemment sur le ponton, très étroit.

– Bonsoir !

La sirène disparut, puis reparut contre le ponton.

– Bonsoir.

Isabelle et Juliette s’avancèrent, timidement. Elles avaient l’air assez impressionnées.

– Bonsoir ! dit la sirène à leur intention.

– Bon… bonsoir, répondit Isabelle

– Vous… vous allez bien ? demanda Juliette.

– Très bien, merci.

La sirène se tourna à nouveau vers Jacques :

– On mange ?

Aussitôt, les deux jeunes femmes se jetèrent sur les assiettes, les passèrent à Jacques. Il était amusé par la précipitation avec laquelle elles avaient agit. Mais la sirène fronça les sourcils :

– Pouah, des assiettes en plastique ? Vous savez les dégâts que cause le plastique ? Non, pose les sushis sur un nénuphar, plutôt !

Jacques invita Isabelle et Juliette à venir le rejoindre sur le ponton. Et il mangèrent.

– Pas mauvais. Mais je crois que le poisson, je le préfère vivant.

En se relevant pour chercher le chocolat, Jacques trébucha et tomba à l’eau. Devant l’expression qu’il affichait, un fou rire général éclata. L’atmosphère se détendait.

– Vous voulez le rejoindre ? demanda la sirène, amusée.

Juliette et Isabelle se regardèrent, sourirent, puis partirent se mettre en maillot. Elles entrèrent ensuite dans l’eau, une lampe de plongée à la main.

– C’est quoi, ce que vous avez sur les yeux ? demanda la sirène, intriguée.

– Ça ? Des lunettes de nage. Pour voir net, sous l’eau.

– Je peux essayer ?

Juliette enleva les siennes, et les passa à la sirène.

– Hihi ! J’y vois rien, avec ce truc !

Nouvel éclat de rire. Jacques, lui, n’avait pas de lunettes : il ne distinguait que des formes floues. Et la soirée continua sur cette lancée, dans un joyeux clapotis…

Soudain, Jacques sentit des bras l’enlacer, et un visage se coller au sien. Puis, des lèvres. Surpris, il resta sans réaction un court instant. Puis il se laissa embrasser.

Les lèvres étaient douces et pulpeuses. La salive se mélangeait à l’eau de mer, et avait le goût salé des embruns. Des lunettes de nages appuyaient sur son visage, mais il ne les remarquait même pas. Il se laissait envahir par de doux sentiments, et une folle passion.

La nuit était l’unique spectatrice de ce baiser.

 

FIN

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