C’était le premier jour du printemps. La lumière douce de cet après midi de mars parvenait enfin à réchauffer l’air, et des bourgeons apparaissaient timidement sur les arbres.
Comme beaucoup d’autres promeneurs, Pierre s’était fait piéger par le temps, et il avait très chaud dans le manteau qu’il n’avait pas quitté de l’hiver.
Il vit enfin Lena, qui sortait du métro. Il lui fit signe, avec un petit pincement au cœur – celui que l’on ressent lorsque l’on on arrive arrive à la fin d’une histoire. Ils hésitèrent, puis se firent la bise.
– Ça va ?
– Oui. Et toi ?
– Aussi.
Pour leur dernière journée, ils avaient décidé de s’amuser, comme s’ils étaient… bons amis. Puisqu’il ne devait rien en rester, autant en profiter. C’est la raison pour laquelle ils avaient choisi d’aller à la fête foraine.
Ils firent le tour des attractions. Autos-tamponneuses, palais du rire, tir à la carabine… Ils remportèrent pleins d’applications inutiles. C’était un peu dur, artificiel, au début, de « faire semblant », d’oublier leurs problèmes. Et puis le jeu absorba leurs appréhensions, leur gêne. Ils se risquèrent même dans un manège à sensations fortes, malgré la peur qu’ils en avaient tous les deux. Renversant, mais finalement, pas si traumatisant. Bref, ils passèrent une très bonne soirée, et rirent beaucoup. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas ri autant.
Ils achetèrent ensuite des sandwiches, et les mangèrent dans un parc, sur un banc. Puis il se regardèrent, l’air grave. Il se levèrent simultanément, et se dirigèrent vers la grande roue.
– Est-ce vraiment nécessaire ? Je veux dire…
– Oui. On est venu ici pour ça. Et puis, sinon, demain, tout redeviendra comme ces dernières semaines. Aussi triste. Aussi dur.
– Oui… oui, tu as raison.
Dans la queue, ils avaient quelque chose de déplacé, avec leurs mines sérieuses et tristes au milieu de toutes ces personnes souriantes et joyeuses. Ils en faisaient presque trop. D’une certaine manière, la fête foraine les avait fait retomber en enfance. Et ils mettaient maintenant autant de solennité dans leurs actions que deux adolescents sur une scène de théâtre. Comme si la fin du monde était proche. Peut-être était-ce le cas, d’ailleurs.
Ils montèrent finalement dans une nacelle. Le regard de Pierre se perdit vers le large, où le phare clignotait régulièrement dans la nuit. Il repensa aux mots de la voyante, qu’ils étaient allés voir – après tout, ses prédictions n’influeraient pas leur vie, puisqu’ils allaient les oublier. Elle avait parlé d’un « grand évènement », mais aussi d’un « cycle ». Surtout, elle l’avait prévenu qu’il allait « refaire les mêmes erreurs ».
La nacelle s’élevait doucement, par phase, au rythme des embarquements. Il compta le nombre d’arrêts jusqu’au sommet. Il en restait 7.
Il pensa ensuite au monde des rêves. Au fond, la situation était exactement la même qu’avant la révolte. Les rebelles s’étaient lentement fait « contaminer » par les rêves de pouvoir, étaient devenus acariâtres et imbus d’eux-mêmes ; ils s’était arrogés les rêves des personnalités en « dédommagement du sacrifice lié à la prise en charge de rêves horribles » ; ils s’étaient alloués plus de repos pour avoir le temps de « gouverner le monde des rêves ». Les gens de ce monde avaient la mémoire courte, lui avait dit un jour Lena. Une oligarchie en avait remplacé une autre, et toute trace de la révolution avait disparu.
6 – C’était triste, au fond. Leur combat avait été inutile. Tout comme celui qu’il avait mené pour garder Lena près de lui. Et maintenant, il était sur le point de rendre les armes, et en était presque soulagé. Leur vie était absurde, pensa-t-il dans un élan de découragement.
Une lumière brillait à l’horizon. Probablement un bateau.
5 – Soudain, lui vint une idée. Et si… et s’il avait déjà vécu tout cela ? Un « cycle », « refaire les mêmes erreurs »… Ce n’était peut-être pas la première fois qu’il s’asseyait sur cette nacelle. Pas la première fois qu’il tombait amoureux de Lena. Pas la première fois qu’il soutenait une révolte dans le monde des rêves.
4 – Cette pensée lui glaça le sang. Alors, dès le début, tout cela avait été vain ? Sa théorie se tenait. Ils étaient maintenant au même point qu’un an plus tôt, du moins pour le monde des rêves. Et pour Magda. Il avait beau fouiller sa mémoire, les souvenirs autour du 15 mars lui paraissaient flous.
3 – Justement, les développeurs de Memerase prévenaient que la mémorisation pouvait être altérée quelques jours après l’utilisation du logiciel. Tout concordait. C’était effrayant.
Il se tourna vers Lena. Elle regardait la mer, silencieuse. Le vent sifflait dans ses oreilles, mais il aurait juré qu’elle pleurait.
2 – Il était sous le choc. Tout ce que cette hypothèse impliquait… c’était vertigineux. De quoi rendre fou. N’être plus sûr de sa mémoire. Être incapable de se souvenir avec certitude. Cela ouvrait la porte à toutes les paranoïas. Par ce moyen, on aurait pu le manipuler, même. Il se sentait soudain étranger à lui-même, puisqu’il ne pouvait plus faire confiance à son esprit.
1 – Non. Il ne pouvait pas vivre en sachant cela. Même si ses hypothèses étaient infondées, le doute serait à jamais présent dans son esprit. Il n’avait plus le choix. Il fallait qu’il aille jusqu’au bout. Quitter à refaire les mêmes erreurs. A faire naître une nouvelle révolution, aussi vaine que la précédente. A aimer à nouveau, et à en souffrir. Qui sait ? Peut-être qu’un autre avenir s’offrirait à lui. Que c’était la dernière fois qu’il venait dans cette fête foraine.
Ils étaient arrivés au sommet.
– Lena…
Elle se retourna, les yeux bouffis. Acquiesça lentement. Peut-être s’était-elle fait la même réflexion.
Ils se regardèrent dans les yeux. Pierre vit dans ceux de Lena de la colère, de la passion, mais surtout une froide détermination. Tous les paramètres étaient pré-réglés. Ne manquait plus qu’un geste.
Ils prirent une grande bouffée d’air. Et ils appuyèrent au même moment sur l’écran.
C’est drôle, quand même, à quoi tiennent les choses. Un bouton, un geste, pour sceller un destin. Une révolution, oui – celle de la roue autour de son axe.
FIN