L’automne était passé sans que Pierre s’en rende compte. Les journées, les semaines, se ressemblaient toutes. Seules la durée du jour, la couleur du ciel ou des feuilles d’arbres changeaient, imperceptiblement.
Il passait tout son temps avec Lena. C’était presque au laboratoire qu’il était le plus séparé d’elle. Dans la journée, selon les horaires, ils se libéraient pour aller dans la Zone. Le soir, ils sortaient parfois au théâtre, ou au cinéma. Puis il rentraient, faisaient souvent l’amour, et dormaient.
Dans ses rêves, Pierre retrouvait Magda. Ils discutaient, jouaient à des jeux d’enfants. S’occupaient comme ils pouvaient. Magda lui racontait ce qu’elle savait sur ce monde : c’était très intéressant. Pour que tout le monde y trouve son compte, tous les décors possibles et imaginables existaient. Par ailleurs, ce monde n’était ni sphérique, ni plat : il avait la forme d’une bouteille de Klein. C’était une surface étrange, plane, mais n’ayant qu’une seule face, et aucun bord. Si l’on marchait droit pendant un certain temps, on parcourait les deux « faces » d’un même lieu, mais sans s’en rendre compte. Comme un ruban de Möbius, mais dans la quatrième dimension.
Il apprit aussi que parmi les habitants de ce monde, il y avait un grand nombre de « monstres ». L’imagination des dormeurs devait retrouver ce qu’elle inventait pendant le jour dans ses rêves. Pour cela, il y avait aussi des zones où les lois physiques n’étaient pas les mêmes, ou bien des machines de cinéma qui contournaient les limites de la nature. Bref, Pierre apprit toutes les particularités de ce monde.
Et puis, au milieu de la nuit, Lena réveillait Pierre au milieu de son cauchemar. Il la rassurait, et parfois, ils faisaient encore l’amour. Et puis il se rendormaient. Et puis une nouvelle journée commençait.
Ils ne voyaient presque pas d’amis. Ceux de Pierre avaient d’autres rythmes, et étaient restés autour de l’université. Ceux de Lena étaient principalement ceux du travail. Et, de toute manière, les horaires de la Zone compliquaient bien souvent la participation à un quelconque évènement en groupe.
Pierre était dans un état étrange. Il était heureux avec Lena, trouvait du plaisir dans sa nouvelle vie, mais il était dans l’attente de « quelque chose ». Il avait la vague impression que « les choses » n’avançaient plus. Que tout était figé. Même dans leur révolution, il n’y avait presque plus aucun progrès. Et qu’un jour viendrait du changement. Mais pas tout de suite.
Comme si… comme si la « force narratrice » qui avait guidé ses actions jusqu’à aujourd’hui s’était lassée, n’avait plus d’idées, ou l’avait abandonné. Comme si, après 80 pages manuscrites, il manquait subitement le souffle pour continuer, et terminer.