#10

Tout le monde était parti. Seuls restaient Pierre, et bien sûr, Kamel, qui fumait une safe-garette – une cigarette sans danger pour la santé. On entendait la ville, qui semblait lointaine, assourdie par les étages.

– Dire que c’est ma dernière nuit dans cet appart’…

Kamel regardait la nuit, pensif.

– Ça faisait combien de temps que tu y vivais ?

– Cinq ans.

Il prit une bouffée

– Je ne sais pas combien de fois je me suis accoudé à cette fenêtre, à regarder la ville… Des dizaines ? des centaines ?

Il parlait lentement, faisait souvent des pauses.

– Cette vue, je la connais par cœur. Les toilettes de cet institut, en face, qui restent allumées toute la nuit ; cette cheminée, là, sur la droite, la seule à être utilisée l’hiver ; cette ancienne église, plus loin, dont l’éclairage s’éteint à minuit sonnantes. Et puis tous ces immeubles, là, très loin, comme une toile d’arrière-plan, qui se confondent avec le ciel, pour peu qu’il y ait un peu de brume. Sans la silhouette des bâtiments, seules restent alors les lumières des appartements. Comme de petites lucioles. Comme si les étoiles étaient toutes tombées du ciel et s’étaient tassées sur l’horizon.

– C’est beau, ce que tu racontes…

Pierre était assis par terre, contre le mur.

– Et souvent, je m’imaginais les gens, là-bas, au loin, derrière ces lumières. Avec leurs propres problèmes, leurs gosses qui braillent, leur femme qui les trompe, ou que sais-je encore… Peut-être y en a-t-il qui, accoudés à leur fenêtre, s’imaginent la vie d’illustres inconnus, à l’autre bout de le ville. Comme une sorte d’évasion, d’oubli, pour un moment, de sa propre existence…

Pierre se tut. Ses yeux avaient du mal à rester ouverts.

– C’est long, cinq ans, au fond. Je suis arrivé, je sortais du lycée, je n’avais jamais vécu seul. J’étais un gamin. Et maintenant… Je ne sais pas combien de personne sont passées dans cette pièce. Combien de femmes ont dormi sur ce matelas, pour une nuit ou pour un an. Mais tous ces gens… enfin… je ne suis plus la même personne, je crois…

Pierre n’entendit pas la suite, vaincu par la fatigue.

Posté dans 2012 - Révolutions | 2 commentaires

2 réflexions au sujet de « #10 »

  1. Cette partie, me fait beaucoup penser à une chanson de la chanteuse Juliette « les yeux d’or », qui parle des fenêtres et de leurs mystères un peu de cette manières, des vies qui s’y cachent, des scénarios qui peuvent s’y dérouler. etc.
    Tu la connais peut-être.

    • Je connaissais pas cette chanson-là.
      En fait, j’ai beaucoup fait ça à l’internat du lycée, le soir, accoudé à la fenêtre (devant la porte des toilettes), à regarder Paris. Et comme c’était la dernière fois, j’ai voulu écrire quelque chose dessus…

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