#1

Pierre leva les yeux. La jeune femme assise devant lui fit la même chose. Embarrassé, il tourna son regard vers la mer.

Il avait eu une absence, visiblement. Il était incapable de se souvenir de ces dernières heures. Il ne savait absolument pas ce qu’il faisait en haut de cette grande roue, avec cette jeune femme en face de lui. Ni qui elle était.

De peur de dire une bêtise, il se taisait, et gardait son regard fixé sur le phare, au loin. D’ici, on voyait très bien l’ensemble de la ville. Une masse d’ombre percée de lumières colorées, qui scintillaient et bougeaient sans jamais s’arrêter. L’air vibrait, empli des sons et des odeurs urbaines, et le ciel était rouge, en cette chaude nuit de printemps.

Le tour se terminait. Il regarda à nouveau la jeune femme, qui observait encore la ville. Elle non plus n’avait rien dit.

Il remarqua qu’ils tenaient tous deux leur téléphone portable. Il le rangea, juste au moment où la nacelle touchait le sol. Il laissa la jeune femme sortir, puis la suivit. Il attendait qu’elle parle pour savoir quel comportement adopter. Devant son mutisme, il finit par dire quelque chose.

– Bon, ben… je… je vous raccompagne ?

Elle parut un peu surprise. Mais comme elle ne le regardait pas vraiment, il avait du mal à lire ses réactions.

– Non, merci. Je crois que je vais y aller… Merci, bonne soirée !

– D’accord… Bonne soirée !

Elle disparut dans la foule. Il avait la forte impression de ne pas avoir dit ce qu’il fallait. Peu importait, au fond. Il aviserait plus tard.

Autre chose le dérangeait : il n’avait pas bien vu, mais il lui semblait qu’elle avait pleuré.

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#2

Pierre marcha un long moment à travers la fête foraine. De temps en temps, il s’arrêtait à l’une des attractions. Il abattit ainsi trois hologrammes de canards, se fit quelques frayeurs dans le train de la peur, et quelques amis en auto-tamponneuse.

Il n’avait pas les idées claires, et se laissait porter par les mouvements de la foule. Il se laissait absorber par la fête, ce lieu où depuis des siècles, on venait vider son esprit.

Peu après une heure du matin, il se décida à quitter les lieux. Il descendit dans le métro, ignora les publicités en relief qui l’interpellaient pour lui vanter les mérites d’un déodorant ou d’une voiture, et s’assit sur le bord du quai.

Le métro était relativement calme, à cette heure. Quelques personnes qui, comme lui, revenaient de la fête foraine ; un ivrogne qui parlait dans sa barbe ; un groupe de jeunes qui commençaient leur soirée.

Un panneau d’affichage montrait les unes des journaux : visiblement, ce qui faisait les gros titres de ces derniers jours, c’était l’effondrement d’un gratte-ciel à la pointe de la modernité, sur une île du sud. Il n’y avait toujours aucune explication à cela…

Le portable de Pierre vibra. Un de ses amis l’invitait à une fête. Fatigué, il déclina. La seule chose dont il avait envie, c’était d’un bon sommeil.

Il se sentait vide. Ou plutôt, il sentait un vide en lui. Comme si quelque chose d’important avait disparu. Ses souvenirs de ces derniers jours étaient très confus, seule lui restait une impression de malaise, de mal-être.

Une rame de métro interrompit ses réflexions. Il entra, s’assit, et ne pensa plus à rien. Le train démarra et s’engouffra silencieusement dans les entrailles de la ville.

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#3

Le réveil fut difficile. Pierre se leva, ouvrit les volets, et mit du temps à s’adapter à la lumière du jour. La fenêtre de son minuscule appartement donnait sur le mur sans fenêtre d’une cour intérieur. Pierre avait toujours trouvé ce mur absurde : orienté plein sud, il était inondé de soleil, même en hiver – et personne n’en profitait. La paroi traversait les années en se craquelant lentement, comme une page blanche dont personne n’aurait trouvé l’usage.

Pierre pensa à ce qu’il lui restait à faire. Il y avait ce mémoire à rendre dans une semaine, pour ces études, qu’il n’avait toujours pas commencé ; il y avait son ami qui déménageait, et qu’il avait promis d’aider ; il y avait ce concert pour lequel il avait deux places.

Deux places ? C’était étrange, il préférait d’habitude écouter la musique seul. Il ne se souvenait pas de la raison pour laquelle il avait pris deux places.

Pour le moment, il ne se sentait d’humeur à rien. Il se força à avaler un bol de céréales et deux tartines, et sortit marcher. C’était ainsi qu’il passait ses moments de vide : il aimait se promener dans la ville, à l’affut de passages cachés ou d’éléments insolites.

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#4

Pierre se dirigea vers l’Ouest. Depuis deux ans qu’il habitait le quartier, il n’avait encore jamais visité cette partie de la ville.

Ce qu’il vit offrait, de prime abord, peu d’intérêt : c’était une zone d’immeubles purement résidentiels. Mais les édifices dataient de différentes époques, formant une collection bigarrée et hétéroclite d’architectures et de couleurs qui avait un certain charme. Le béton faisait face au verre et à l’acier, et regardait d’un air mauvais les matériaux composites des derniers bâtiments ; les lignes épurées d’une façade se terminaient en fioritures baroques sur une autre. Chacun était le reflet d’une époque, et ce qui avait un temps paru au summum de la modernité apparaissait désormais vieux et désuet.

Un peu plus loin, Pierre retrouva la « vraie » ville, celle des bistrots, des bus et du métro. Par cette journée douce et ensoleillée, les terrasses des restaurants étaient noires de monde. Les gens parlaient de la pluie, du beau temps, des cours de la Bourse ou des résultats sportifs. Quelques amoureux s’embrassaient, d’autres se séparaient, d’autres encore attendaient longtemps quelqu’un qui ne viendrait sans doute jamais. Tout cela respirait la vie, une vie qui avait trouvé et trouverait toujours de nouvelles forces pour résister au temps.

Un peu plus loin, Pierre passa devant une ruelle étroite, percée presque par erreur entre deux grands immeubles identiques. Un porche délabré, qui portait les stigmates d’une ancienne porte, marquait l’entrée du passage.

C’était tout-à-fait le genre de rue que Pierre aimait chercher et emprunter. Un passage sans âge, qui aurait eu sa place à toutes les époques. Il prit une photo, et passa sous le porche.

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#5

La ruelle était déserte. Les immeubles de part et d’autre était de plus en plus hauts à mesure qu’il avançait. Bientôt, il ne voyait plus qu’un filin de ciel bleu, loin au-dessus de lui. Les murs étaient percés de rares fenêtres et de quelques portes. Il faisait trop sombre pour y voir quoi que ce soit.

Pierre était surpris par la longueur de la ruelle, qui semblait ne pas avoir de fin. Il n’arrivait pas à visualiser quelle disposition d’immeubles pouvait engendrer un tel passage, si sinueux. Il s’apprêtait à rebrousser chemin quand, enfin, il aperçut la sortie.

La ruelle débouchait sur l’entrée d’un parc, qui était entouré de très grands bâtiments. Ces édifices paraissaient venir d’un autre temps – une époque où l’on ne construisait pas aussi haut. Ils étaient richement décorés, et pourtant leur état était assez délabré.

Pierre n’avait aucune idée sur le lieu où il pouvait être. Il n’avait jamais entendu parler d’un tel endroit – mais sa connaissance de la ville était somme toute très limitée.

Il voulut utiliser l’outil de géolocalisation de son téléphone, mais le service était indisponible. Ce type de panne arrivait souvent, ces derniers temps : les satellites arrivaient en fin de vie, et l’espace contenait tellement d’objets en orbite qu’il était risqué d’envoyer un nouvel engin sans en faire plonger d’autres dans la mer.

Pierre chercha ensuite à entrer dans le parc, mais la grille était fermée. Il se résolut donc à en faire le tour.

Le quartier autour du parc était purement piéton : il n’y avait aucune trace de véhicule. Il n’y avait d’ailleurs absolument personne. Pierre passa devant plusieurs bars, une banque, une bibliothèque, un centre commercial… mais tout était fermé. De temps en temps, il lui sembla apercevoir un mouvement derrière une fenêtre, plusieurs étages plus haut, dans les immeubles. Mais ce devait être un simple reflet.

Pierre compta également six autres passages, similaires à celui qu’il avait emprunté. Quatre rues arrivait également sur la parc. Désertes, elles aussi.

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#6

Il était bientôt deux heures de l’après-midi, et Pierre se rendit compte qu’il avait faim. Mais il ne voyait rien d’ouvert autour de lui. Il se résolut alors à rentrer, et, pour plus de sécurité, prit le passage par lequel il était arrivé.

Une des fenêtres de la ruelle était cette fois-ci éclairée, mais le verre dépoli ne laissait rien voir de l’intérieur. Il toqua – et regretta aussitôt son geste. Une voix rauque lui répondit, le faisant sursauter.

– Crrrrrââââ ! Fichlecamp ! Crrrrââââ !

Manifestement, c’était la voix d’un perroquet. Il n’en était pas moins surpris, et, à vrai dire, un peu effrayé. Il se dépêcha de regagner l’entrée, et ne se calma qu’après avoir un peu marché dans le quartier.

Il s’acheta ensuite un sandwich, qu’il mangea en rentrant. Son bon sens de l’orientation lui permit de retrouver son chemin facilement – heureusement, car la géolocalisation était toujours indisponible, empêchant tout accès à la carte. C’était mal fait.

Il repensa à ce qu’il avait vu, et cela lui semblait de plus en plus étrange. Tout un quartier désert, fermé, en pleine journée, et en semaine : cela n’avait pas de sens ! Tout comme la ruelle d’accès, beaucoup trop longue et sinueuse pour une ville. Il regretta de n’avoir pas pensé à prendre un photo, qui aurait attesté la véracité de ce qu’il avait vu. Après tout, il aurait tout aussi bien pu imaginer cette visite, comme un rêve si réel qu’on le confondrait avec la réalité. Il se résolut de retourner à cet endroit quand il le pourrait. Il se sentait à la fois mal-à-l’aise et fasciné par ce lieu.

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#7

Une fois rentré, Pierre décida de commencer enfin la rédaction de son mémoire. Étudiant en biologie marine, il avait récemment passé quelques semaines dans un laboratoire à étudier l’écosystème d’une barrière de corail.

Au début du siècle, le réchauffement de la planète avait durement affecté les massifs coralliens – beaucoup semblaient blanchis à jamais. Puis était venue la période que les livres d’histoire avaient nommée « la grande anomalie ». Les lois de la biologies, et certains principes physiques avaient brusquement changé. On ne connaissait toujours pas la vraie raison de cet évènement, mais la théorie la plus en vogue restait celle du choc des univers.

S’en était suivi le « rappel à l’ordre », époque d’effervescence scientifique, où la Nature avait repris ses marques et l’Homme avait étudié ce nouveau monde. Notamment, et malgré le réchauffement planétaire qui se poursuivait – et s’était même légèrement accentué -, les espèces animales et végétales s’étaient adaptées en un temps record. On avait ainsi observé un renouvellement complet des écosystèmes des barrières de corail, avec quantité de nouvelles espèces. De nouveaux coraux étaient apparus, et beaucoup de poissons avaient repeuplé ces zones. Tant et si bien qu’ils finirent par être trop nombreux.

Dans le laboratoire où il avait fait son stage, il avait eu un aperçu de la pression sélective qui régnait quelques mètres sous la surface : le moindre « défaut », la moindre faille dans un camouflage pouvait entraîner la disparition d’une espèce entière.

Il avait examiné en détail une espèce de « poisson-colombe », qui avait développé l’étrange capacité de se rendre totalement invisible. Il ne s’agissait pas, cette fois, d’imiter les motifs du fond sur sa peau : le poisson générait un champ magnétique qui déviait les rayons lumineux. Grâce aux « nouvelles » lois physiques, cela devenait possible pour ce petit poisson de quelques centimètres de long.

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#8

Pierre fut réveillé par un étrange bruit, répétitif, qui provenait de la cour intérieure. Il enfila en vitesse un pantalon, et sortit voir ce qu’il se passait.

Il faisait nuit noire, mais des lignes de lumières colorées ondulaient sur le grand mur aveugle, éclairant toute la cour. Elles dessinaient tour à tour des montagnes, des forêts, des mers et des planètes, le tout avec une extrême précision.

Dans le coin en bas à droite, des ombres faisaient la queue devant un tourniquet de métro, dessiné sur le mur. C’était le bruit des battants hydrauliques qui avait réveillé Pierre.

Il se joignit à la queue. Les ombres, sur le mur, ne semblaient pas l’avoir remarqué. C’étaient des silhouettes de personnes bien habillées, qui pour la plupart tenaient une mallette.

Quand arriva son tour, il se rendit compte qu’il avait besoin d’un billet. Instinctivement, il mit la main dans sa poche et fut surpris d’y trouver un ticket. Il l’inséra dans la fente, et passa le tourniquet.

Il entra dans un grand couloir, moderne et propre, qui semblait courir sur des kilomètres, droit devant lui. Il marcha, un peu au hasard, dans la seule direction qui s’offrait à lui. Aucun autre couloir ne croisait celui-ci. Une multitude de portes s’ouvraient sur des bureaux, de part et d’autre de l’allée. Sur ces portes, il pouvait lire des noms qui ne lui évoquaient rien. « M. Maesdekerma, directeur adjoint des andromorphismes » ; « Mle Dashendkel, assistante en xylovection » ; « Mme Trapitard, experte en cohésion difféophagienne »…

Le couloir était totalement désert. Seules des ombres grouillaient sur le sol, passant d’un bureau à un autre dans un remue-ménage perpétuel.

Il finit par trouver une chaise sur laquelle était écrit son nom. Intrigué, il obéit à l’injonction inscrite au-dessous, et s’assit. Il se mit à attendre, comptant les ombres qui passaient devant lui, jusqu’à s’assoupir.

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#9

Pierre ouvrit les yeux. Il était dans sa chambre, le corps étrangement ankylosé. Comme souvent, il ne gardait de ses rêves de la nuit que de vagues souvenirs, qui ne laissaient aucune trace dans sa mémoire.

Il ouvrit la fenêtre. Il était encore tôt, et l’air gardait la fraîcheur de la nuit. Il prit cette fois un copieux petit-déjeuner, et se remit au travail, sur son mémoire.

Vers midi, il reçut un message. C’était son ami Kamel qui l’attendait pour l’aider à déménager.

Le déménagement lui était totalement sorti de l’esprit. Il s’habilla en vitesse, et partit en courant. Il atteignit l’arrêt de bus juste à temps. L’endroit où il allait n’était qu’à un quart d’heure, plus au sud.

Quand il arriva, d’autres amis étaient en train de transporter des cartons dans une fourgonnette louée pour l’occasion. Il s’excusa du retard, et se joignit à eux. Certains meubles devaient être portés à plusieurs, donnant parfois des situation très cocasses. Il fallut en démonter certains, qui restaient coincés dans l’escalier. Kamel habitait au cinquième étage, ce qui ne simplifiait pas la tâche.

Vers quinze heures, ils se permirent une pause, où ils purent enfin manger. Ils durent retourner fouiller les cartons pour trouver des assiettes, pour le gâteau qu’un d’eux avait amené.

Ils s’activèrent ensuite toute la fin d’après-midi, et à la nuit tombée, l’appartement était vide. Ne restait qu’une cafetière et un matelas, pour la nuit. Cette fois, ils commandèrent des pizzas, qui leur furent livrées par drone volant. Ils les mangèrent gaiement, fatigués par leur journée de dur labeur.

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#10

Tout le monde était parti. Seuls restaient Pierre, et bien sûr, Kamel, qui fumait une safe-garette – une cigarette sans danger pour la santé. On entendait la ville, qui semblait lointaine, assourdie par les étages.

– Dire que c’est ma dernière nuit dans cet appart’…

Kamel regardait la nuit, pensif.

– Ça faisait combien de temps que tu y vivais ?

– Cinq ans.

Il prit une bouffée

– Je ne sais pas combien de fois je me suis accoudé à cette fenêtre, à regarder la ville… Des dizaines ? des centaines ?

Il parlait lentement, faisait souvent des pauses.

– Cette vue, je la connais par cœur. Les toilettes de cet institut, en face, qui restent allumées toute la nuit ; cette cheminée, là, sur la droite, la seule à être utilisée l’hiver ; cette ancienne église, plus loin, dont l’éclairage s’éteint à minuit sonnantes. Et puis tous ces immeubles, là, très loin, comme une toile d’arrière-plan, qui se confondent avec le ciel, pour peu qu’il y ait un peu de brume. Sans la silhouette des bâtiments, seules restent alors les lumières des appartements. Comme de petites lucioles. Comme si les étoiles étaient toutes tombées du ciel et s’étaient tassées sur l’horizon.

– C’est beau, ce que tu racontes…

Pierre était assis par terre, contre le mur.

– Et souvent, je m’imaginais les gens, là-bas, au loin, derrière ces lumières. Avec leurs propres problèmes, leurs gosses qui braillent, leur femme qui les trompe, ou que sais-je encore… Peut-être y en a-t-il qui, accoudés à leur fenêtre, s’imaginent la vie d’illustres inconnus, à l’autre bout de le ville. Comme une sorte d’évasion, d’oubli, pour un moment, de sa propre existence…

Pierre se tut. Ses yeux avaient du mal à rester ouverts.

– C’est long, cinq ans, au fond. Je suis arrivé, je sortais du lycée, je n’avais jamais vécu seul. J’étais un gamin. Et maintenant… Je ne sais pas combien de personne sont passées dans cette pièce. Combien de femmes ont dormi sur ce matelas, pour une nuit ou pour un an. Mais tous ces gens… enfin… je ne suis plus la même personne, je crois…

Pierre n’entendit pas la suite, vaincu par la fatigue.

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